samedi 5 mars 2016

Le maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov


En entrant dans une librairie, il y a quelques semaines, j'avais l'intention d'acheter L'Idiot de Dostoievski. Je suis sortie avec Le maître et Marguerite. J'avais déjà entendu parler de Boulgakov, sans vraiment m'intéresser à son oeuvre. Mais en lisant la quatrième de couverture, je n'ai pas hésité une seconde. Il faut dire que l'histoire de ce texte est particulière. L'écrivain a mis 12 ans à écrire ce roman, entre 1927 et 1939. Il subit alors la dictature stalinienne : personne ne veut jouer ses pièces, on ne reconnait pas ses écrits. Il supporte difficilement le climat de peur et de suspicion instauré par Staline. Boulgakov a passé 12 ans de sa vie à écrire ce roman, et il ne sera plus de ce monde lorsque son texte sera publié dans les années 1960. Le livre a d'abord été publié avec des textes censurés. Les textes supprimés, qui figurent à nouveau dans le roman, étaient entre crochets dans mon édition. C'était très intéressant de voir quels passages la censure avait supprimés car sont ainsi mis en avant les passages considérés comme subversifs. Et de tels passages, il y en a beaucoup ! Imaginez : Satan en personne vient visiter Moscou. Inutile de se demander si cela pouvait plaire à Staline …

La première partie du roman se concentre sur les victimes du Diable, connu sous les traits d'un mage noir étranger répondant au nom de Woland. Tout part d'une conversation entre Berlioz, rédacteur en chef d'une revue littéraire et président d'une association littéraire de Moscou, et Biezdomny, un jeune poète. Berlioz, athée, veut montrer au poète que Jésus n'a jamais existé. Les deux hommes sont interrompus par un homme, un étranger (Satan). Celui-ci, tenant à leur prouver l'existence de Jésus, leur raconte une histoire : celle de Ponce Pilate. Dès lors, différents chapitres narrant la condamnation de Yeshoua Ha-Nozri par Ponce Pilate ponctuent le récit. A Moscou, des situations absurdes et fantastiques vont rendre fous les habitants tandis que les chapitres se déroulant à Jérusalem sont réalistes. Les deux genres narratifs se succèdent et s'opposent pour ne se réunir qu'à la fin du roman.

La deuxième partie du récit se concentre sur Marguerite, amoureuse du Maître, un écrivain maudit (à l'image de Boulgakov ?) qui, elle ne le sait pas, vit désormais dans un hôpital psychiatrique. Marguerite est prête à tout pour le retrouver, à tout... même à donner son âme au Diable. Elle parvient à pénétrer dans le cercle de Woland et découvre de bien étranges personnages et notamment Fahoth, qui se faisait auparavant passer pour l'interprète du mage noir, et Béhémoth, un énorme chat se comportant comme un homme. Dans la première partie, ces étranges personnages avaient rendu fous les Moscovites. Leurs victimes partagent une caractéristique commune : ils profitent du système stalinien. Pourtant, en compagnie de Marguerite, les compagnons de Satan se révèlent être espiègles et charmeurs.

Le Maître, quant à lui, vit dans un hôpîtal psychiatrique depuis qu'il a voulu publier son roman sur Ponce Pilate, déclenchant la foudre de la société. Il ne veut plus voir Marguerite car sait très bien qu'elle sera malheureuse avec lui. Elle a tout pour être satisfaite de sa vie : elle est mariée, sans être amoureuse de son époux certes mais il est gentil avec elle. Ensemble, ils ont le privilège de vivre dans un appartement sans devoir le partager. Mais elle ne peut oublier le Maître. Devenue sorcière, elle se venge de ceux qui ont fait du mal à celui qu'elle aime et en éprouve une joie intense.

Jérusalem subit la foudre divine après la mort de Yeshoua Ha-Nozri, condamné par Ponce Pilate. Moscou voit des incendies se déclarer un peu partout après le passage des deux accolytes Fahoth et Behemoth. Et pourtant, après toutes ces aventures, on ne sait pas très bien si Satan fait le mal ou le bien. Cette perte de repère est la conséquence de la dictature de Staline : comment savoir que le Mal est là quand le Mal y est déjà ? Qui de Staline ou de Satan est le pire ? Paradoxalement, Woland et ses amis apportent de la vie dans une Moscou endormie, dans une ville où la peur règne.

Ce roman est une réécriture de Faust et s'ouvre par un petit extrait du Faust de Goethe :

“-Qui es-tu donc, à la fin ?
-Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien”.

Les repères sont brouillés. Sommes-nous dans le réel ? Tout cela est-il inventé ? Les Moscovites sont-ils devenus fous ? Ou ont-ils réellement vu le Diable ? Et ce qu'accomplit Satan, est-ce si mal que ça ? Fait-il le bien ou le mal ? Il n'y a qu'une chose dont ne doutent pas un instant le Maître et Marguerite, c'est de leur amour.

“Elle portait un bouquert d'abominables, d'inquiétantes fleurs jaunes. Le diable sait comment elles s'appellent, mais je ne sais pourquoi, ce sont toujours les premières que l'on voit à Moscou. Et ces fleurs se détachaient avec une singulière netteté sur son léger manteau noir. Elle portait des fleurs jaunes ! Vilaine couleur. Elle allait quitter le boulevard de Tver pour prendre une petite rue, quand elle se retourna. Vous connaissez le boulevard de Tver, n'est-ce pas ? Des milliers de gens y circulaient, mais je vous jure que c'est sur moi, sur moi seul que son regard se posa – un regard anxieux, plus qu'anxieux même – comme noyé de douleur. Et je fus moins frappé par sa beauté que par l'étrange, l'inconcevable solitude qui se lisait dans ses yeux ! Obéissant à ce signal jaune, je tournai moi aussi dans la petite rue, et suivis ses pas. C'était une rue tortueuse et triste, et nous la suivions en silence, moi d'un côté, elle de l'autre. Et remarquez qu'à part nous, il n'y avait pas une âme dans cette rue. L'idée que je devais absolument lui parler me tourmentait, car j'avais l'angoissante impression que je serais incapable de proférer une parole, et qu'elle allait disparaître, et que je ne la verrais plus jamais. Et voilà qu'elle me dit tout d'un coup :
“-Mes fleurs vous plaisent-elles ?
“Je me rappelle distinctement le timbre de sa voix, une voix assez basse, mais qui se brisait par instants, et – si bête que cela paraisse – il me semblait que l'écho s'en répercutait sur la surface malpropre des murailles jaunes et roulait tout au long de la rue. Je traversai rapidement la chaussée et, m'approchant d'elle, je répondis :
“-Non.
“Elle me regarda avec étonnement, et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ? Naturellement, vous allez dire que je suis fou ?
[…]
- Oui, elle me regarda avec étonnement, puis au bout d'un moment, elle me demanda :
“ - Vous n'aimez pas les fleurs ?
Je crus déceler dans sa voix une certaine hostilité. Je marchais maintenant à côté d'elle, m'efforçant d'adapter mon pas au sien, et à mon propre étonnement, je ne me sentais aucunement embarrassé.
“- Si, j'aime les fleurs, dis-je, mais pas celles-ci.
“- Lesquelles, alors ?
“- J'aime les roses.
“Je regrettai immédiatement mes paroles, car elle sourit d'un air coupable et jeta son bouquet dans le caniveau. Je restai un instant déconcerté par son geste, puis je ramassai le bouquet et le lui tendis, mais elle le repoussa avec un sourire amusé, et je le gardai à la main.
Nous marchâmes ainsi quelque temps en silence. Puis tout à coup, elle me prit les fleurs des mains, les jeta sur la chaussée, glissa sa main gantée de noir dans la mienne, et nous nous remîmes en route côte à côte.
[…]
L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure, et nous frappa tous deux d'un coup. Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma d'ailleurs par la suite que les choses ne s'étaient pas passées ainsi, puisque nous nous aimions, évidemment, depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu'elle-même vivait avec un autre homme.
[…]
Oui, l'amour nous frappa comme l'éclair. Je le sus le jour même, une heure plus tard, quand nous nous retrouvâmes, sans avoir vu aucune des rues où nous étions passés, sur les quais, au pied des murailles du Kremlin.”

Tour à tour réflexion politique, roman fantastique et roman d'amour, Le Maître et Marguerite illustre par l'absurde les travers d'une société gangrenée par la peur. Qui doit-on craindre le plus ? Satan ? Staline ? Ou son propre voisin ?

Et parmi tout ce désespoir, surgit l'amour. L'amour reste possible, et la création aussi. Car c'est bien l'amour qui va permettre au Maître de terminer son roman sur Ponce Pilate. Une manière de montrer que l'art finit toujours par l'emporter, malgré les chaînes qu'on lui impose.

Ce roman m'a surprise, et c'est ce que j'aime, quand je lis un livre. Être surprise, réfléchir, me poser des questions. Ai-je bien tout compris ? Et la fin ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Le Maître et Marguerite est un roman riche qui permet plusieurs interprétations et qui nous fait passer par plusieurs émotions. On s'interroge, on sourit, on s'émeut. Et on admire le talent de cet écrivain qui nous a laissé un chef d’œuvre comme testament.

3 commentaires:

  1. je n'avais pas été très emballée par ce livre...

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  2. Il m'a toujours intriguée ce livre, mais je n'ai jamais sauté le pas...
    En tout cas toi tu en as sauté deux : le bouquin et le lettering, si je ne m'abuse :p

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  3. Un des derniers qui a rejoint ma bibliothèque dans le cadre d'un troc. Je l'avais choisi d'abord pour sa couverture ce qui m'arrive presque jamais mais à la lecture de ton avis, je suis contente de mon choix. Il a l'air d'être un de ces romans qu'il faut prendre le temps de lire, je le garde pour un moment où j'aurai le temps et l'esprit assez libre pour le savourer.

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